La préfabrication semble a priori simple, mais une véritable industrialisation transformerait radicalement le monde de l’architecture. La professeure Débora Mesa Molina de l’EPF Zurich en dévoile les malentendus, les potentiels et les opportunités futures. Modulart lui a posé 14 questions à ce sujet. Prenez le temps de lire ses réponses, elles élargiront votre vision de la construction de demain.
Ensamble fabrica, Madrid
Image: Ensamble Studio
Madame Mesa Molina, la préfabrication est souvent présentée comme une solution simple: mais l’est-elle vraiment?
Prof. Débora Mesa Molina: L’un des plus grands malentendus que je rencontre souvent est la croyance que n’importe quel design peut être facilement industrialisé. Mon expérience montre toutefois que la logique d’industrialisation ne peut pas être le fruit d’une réflexion subalterne – elle doit être ancrée dans un projet dès le début. Il s’agit d’une transformation fondamentale de la façon dont nous concevons et produisons l’architecture. Cela implique une compréhension approfondie de la manière dont les éléments sont fabriqués, manipulés et assemblés, et nécessite une coordination étroite avec les chaînes d’approvisionnement et les processus de production. Cela signifie également qu’il faut anticiper les décisions, coordonner les disciplines à un stade précoce et s’assurer que les processus, les géométries et les sécurisations soient compatibles avec la fabrication dès le premier jour.
En fait, rien n’est simple…
DMM: Exactement. La construction industrialisée est tout sauf simple: elle implique un travail d’ingénierie et un développement de systèmes considérables bien avant que quoi que ce soit ne soit construit sur un chantier. La simplicité apparente du produit final est en fait le résultat d’un processus très complexe en amont.
Je tiens à préciser que la préfabrication seule n’industrialise pas un projet. C’est encore une autre idée fausse très répandue: assimiler la préfabrication à l’industrialisation. La préfabrication ne signifie rien d’autre que produire des composants en dehors du chantier. L’industrialisation quant à elle, désigne l’intégration de la conception, de la production et de la logistique dans un processus global cohérent.
Qu’est-ce qui vous a personnellement convaincu que la préfabrication était une voie d’avenir et pas seulement une tendance à la rationalisation?
DMM: Mon expérience de la préfabrication et de l’industrialisation provient de mon activité parallèle dans le domaine de l’architecture basée sur la recherche chez Ensamble Studio, en tant qu’architecte et constructrice, ainsi que dans le développement technologique pour WoHo (World Home). J’ai pu constater de près à quel point le secteur de la construction était à la traîne par rapport à presque tous les autres secteurs en termes de productivité, de contrôle qualité et de performance environnementale. La préfabrication – ou plutôt l’industrialisation – n’est pas une tendance, mais bien plutôt une transition attendue depuis longtemps vers une logique de fabrication que d’autres industries ont déjà mise en œuvre il y a des décennies.
Il ne s’agit pas de rationaliser pour rationaliser, mais d’une occasion de repenser fondamentalement la manière dont les bâtiments sont conçus, assemblés, exploités et, au final, reconfigurés. Au lieu de produire sans arrêt des solutions individuelles, l’expérience pourrait s’accumuler et les connaissances augmenter en permanence. Mais surtout, l’industrialisation pourrait ouvrir la voie à la démocratisation d’une architecture de qualité: elle permettrait de proposer des conceptions haut de gamme à grande échelle, des bâtiments abordables et résilients avec un impact environnemental réduit.
La fabrication industrialisée n’est certes pas la réponse à tous les projets ou à tous les contextes, mais elle devient une option intéressante dès lors que l’on est confronté à de grandes quantités.
Comment définissez-vous une bonne architecture créée dans des conditions industrielles?
DMM: Une bonne architecture doit répondre à des exigences techniques, écologiques, sociales et économiques, qu’elle soit construite de manière traditionnelle ou industrielle. Les processus industrialisés ne changent pas la définition fondamentale de la qualité architecturale; ils modifient simplement les moyens permettant d’atteindre cette qualité.
À mon avis, l’opportunité d’une industrialisation repose sur le fait qu’un bon design peut devenir plus accessible et que la qualité de la construction peut être davantage assurée grâce à des environnements contrôlés et à des processus de conception intégrés. Lorsque l’intelligence est intégrée dans un système, l’architecture peut toucher un plus grand nombre de personnes, à moindre coût, avec une performance accrue et un impact environnemental réduit.
Quels projets vous viennent à l’esprit à ce sujet?
DMM: Historiquement, de nombreux architectes ont poursuivi cet objectif. Jean Prouvé, par exemple, a tenté de combiner la pensée architecturale avec la logique industrielle, créant ainsi des bâtiments élégants, empathiques et économiques. Son œuvre montre que l’industrialisation peut être une plateforme de créativité plutôt qu’une entrave.
L’ambition avec notre start-up WoHo n’est pas si différente, même si nous travaillons avec une compréhension contemporaine des conditions cadres: chaînes d’approvisionnement en matériaux, exigences légales, modèles de financement et urgence de la responsabilité écologique. Face au changement climatique et à la crise du logement, de nombreuses initiatives se penchent à nouveau sur la question de savoir comment fournir une architecture de haute qualité, efficace, adaptable et économe en ressources. Des systèmes industrialisés bien pensés pourraient apporter de précieuses réponses à cette question.
De nombreux architectes craignent une «esthétique de la standardisation». Qu’en pensez-vous?
DMM: Nous devons changer de discours: l’industrialisation ne signifie pas standardiser les formes, mais les éléments et/ou les processus. L’architecture se créée toujours dans le cadre de contraintes; en fait, une grande partie de ce que nous construisons aujourd’hui est déjà standardisé par les règlements de construction, les normes de sécurité et les chaînes d’approvisionnement. L’industrialisation ne fait que rendre ces conditions cadres plus explicites et mieux organisées.
Il est essentiel de développer des systèmes comprenant des degrés de liberté délibérément conçus; des systèmes qui permettent une adaptation contrôlée plutôt qu’une répétition arbitraire. Chez WoHo, un ensemble de composants permet par exemple aux architectes de se libérer de devoir constamment réinventer des éléments de construction basiques. Cela leur permet de se concentrer sur les stratégies spatiales, les nuances programmatiques, la matérialité et la chorégraphie du montage.
Certaines de nos premières réalisations, comme la maison Hemeroscopium, montrent que les composants standards peuvent également être utilisés de manière non standardisée et expressive. La répétabilité n’exclut pas l’expressivité: la logique industrielle et les pièces détachées peuvent générer de nouvelles formes de créativité si on les comprend bien et les utilise de manière productive.
Qui est l’auteur du projet dans un système préfabriqué: l’architecte qui conçoit le système, les planificateurs qui l’utilisent ou le système lui-même?
DMM: La paternité d’une œuvre architecturale est aujourd’hui fondamentalement collaborative. Chaque projet est le fruit d’une concertation entre clients, architectes, ingénieurs, fabricants, constructeurs et de nombreux autres acteurs. Dans l’architecture industrialisée, cette collaboration est particulièrement évidente, surtout lors des premières phases de conception, car l’expertise en ingénierie, en fabrication et en logistique doit être étroitement alignée avec l’intention architecturale. L’impact des différentes disciplines se manifeste ainsi de façon plus significative dans la conception finale.
D’une certaine manière, on pourrait dire que les développeurs de systèmes définissent la grammaire en collaboration avec l’équipe technique et que les concepteurs formulent la phrase. Quant au système, il détermine ce qui est possible dans le cadre de sa propre logique et de ses propres limites. Ces différentes formes d’intelligence coexistent et donnent naissance à l’œuvre. La paternité ne disparaît pas; elle est partagée, complexe et reflète davantage la réalité de la production architecturale.
Quels matériaux ou technologies recèlent encore un potentiel inexploité pour les méthodes de construction industrialisées?
DMM: Les matériaux présentant un rapport résistance/poids élevé, une fabrication rapide ou une faible empreinte carbone – tels que le bois lamellé-collé, les matériaux composites hybrides, les bétons géopolymères ou les agrégats de minéraux recyclés – offrent un énorme potentiel. La fabrication numérique, l’optimisation assistée par l’IA et l’assemblage robotisé sont également encore peu exploités. Mais la plus grande ressource inutilisée réside dans l’intelligence des matériaux eux-mêmes: il s’agit de ne pas les considérer comme des produits génériques, mais comme des éléments dynamiques dotés de propriétés spécifiques qui influencent activement la forme et le processus.
Comment la préfabrication modifie-t-elle les processus décisionnels entre la planification, la production et le chantier?
DMM: La préfabrication rompt avec le processus linéaire traditionnel. Les décisions qui étaient auparavant prises étape par étape doivent désormais être prises à un stade précoce du projet, de manière collaborative et en toute transparence entre toutes les parties prenantes. La planification se rapproche de la production; la production influence la conception; le chantier devient un lieu d’assemblage avec moins d’inconnues, mais des exigences de précision plus élevées.
Ce changement a aussi un impact sur le financement, car une part plus importante de valeur – et des coûts – est générée plus en amont dans le projet. Les investisseurs et les promoteurs exigent ainsi une coordination plus précoce et plus précise, ainsi qu’une sécurité renforcée dans la conception, l’ingénierie et la fabrication, afin de garantir le financement et une gestion efficace des risques.
Quelles sont les étapes nécessaires pour passer d’un système de construction linéaire à un système circulaire et préfabriqué?
DMM: Pour commencer, il faudrait que la «conception en vue du démontage» devienne la norme et non l’exception: dès le départ, les composants doivent être conçus de manière à pouvoir être démontés, reconfigurés et réutilisés sans perte de performance. Deuxièmement, il est essentiel d’assurer la traçabilité des matériaux et de créer des passeports numériques pour chaque élément, incluant des informations sur sa composition, son historique et ses futures utilisations, fondées sur des connaissances techniques issues d’exemples concrets plutôt que sur des hypothèses théoriques. Troisièmement, les structures du marché et les réglementations devraient favoriser la réutilisation plutôt que de l’entraver – économiquement et juridiquement, il devrait être plus facile de maintenir les matériaux dans un cycle plutôt que d’en produire de nouveaux.
La circularité n’est toutefois pas seulement un processus technique, elle est aussi systémique et culturelle. Nous devons passer d’une mentalité de recyclage, dans laquelle les matériaux réutilisés sont considérés comme de moindre valeur, à une mentalité de revalorisation. Les composants réutilisés gagnent alors en valeur, car ils sont synonymes d’intelligence de conception, de durabilité et de faible impact environnemental. Nous devons développer des systèmes, des règles et des incitations qui rendent possibles et souhaitables plusieurs cycles de vie pour les matériaux.
La préfabrication est-elle par essence plus durable, ou surestime-t-on son potentiel?
DMM: La préfabrication peut être plus durable, mais elle ne l’est pas forcément. Les avantages écologiques (utilisation optimisée des matériaux, moins de déchets, meilleures performances thermiques, circularité) ne se concrétisent que si l’ensemble du système est bien conçu. Si les systèmes sont mal conçus ou si l’on utilise des matériaux à fort impact environnemental sans évaluation du cycle de vie, l’industrialisation ne peut qu’amplifier les pratiques non durables. La différence réside dans l’intention, et non dans le fait que quelque chose soit produit en usine.
Qu’est-ce qui empêche le plus le secteur de la construction de franchir le pas vers une véritable industrialisation?
DMM: Je pense que les principaux obstacles sont d’ordre culturel et non technologique. Le secteur est fragmenté, peu enclin à prendre des risques et fortement dépendant de structures économiques liées à des projets, ce qui rend les investissements à long terme dans des systèmes peu attractifs. Les cadres réglementaires favorisent les méthodes de construction traditionnelles et les modèles d’attribution de mandats récompensent le prix le plus bas plutôt que la valeur d’usage la plus élevée. Pour surmonter cela, nous avons besoin de nouveaux modèles commerciaux, de nouvelles formes de coopération et d’une réflexion axée sur les produits plutôt que sur des projets individuels.
La préfabrication peut-elle également changer notre mode de vie, et pas seulement notre façon de construire?
DMM: Absolument. La préfabrication permet de construire des bâtiments évolutifs, qui s’adaptent au cours de leur cycle de vie, avec des espaces qui peuvent s’agrandir, rétrécir, se reconfigurer et répondre à l’évolution des besoins. Elle ouvre la voie à des modèles d’habitation plus flexibles et donc à des structures urbaines plus résilientes. Les systèmes industrialisés offrent également une plus grande transparence sur les matériaux et les performances des bâtiments, ce qui permet aux utilisateurs de mieux comprendre les caractéristiques écologiques de leur architecture. Cette prise de conscience peut conduire à des décisions plus éclairées et à des modes de vie plus responsables, transformant ainsi non seulement notre façon de construire, mais aussi notre manière d’habiter.
Où voyez-vous la prochaine grande innovation dans la construction modulaire préfabriquée?
DMM: La prochaine avancée résultera probablement d’une intégration encore plus étroite entre la science des matériaux, la fabrication numérique, la conception assistée par l’IA et la logistique circulaire. Ce changement révolutionnera non seulement le processus de construction, mais également l’ensemble du cycle de vie des bâtiments, et pourrait offrir de nouvelles opportunités en matière de conception et de production. Cela élargira encore le champ de l’industrialisation intelligente et réfléchie.
Merci beaucoup pour cet entretien.
La personne
Débora Mesa Molina est professeure d’architecture, d’art et de technologie à l’EPF Zurich. Avec Antón García-Abril, elle dirige l’Ensamble Studio, qui a des bureaux à Madrid et à Boston. Avec sa start-up WoHo (abréviation de World Homes), fondée en 2020, elle a développé une solution pour rendre l’architecture à la fois abordable et durable. Le système modulaire se compose de quatre éléments principaux: plafond, mur, cuisine/salle de bain et fenêtre.
Son travail lui a valu de nombreuses distinctions, dont le prix de l’American Academy of Arts and Letters (2022) et le prix RIBA Charles Jencks (2019).
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